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Le BANADBrussels Art Nouveau & Art Déco Festival est un évènement hors du commun, qui permet aux amateurs de styles architecturaux et d’histoire tels que moi de découvrir des intérieurs exceptionnels dans ces styles, si présents dans la capitale belge. Mars 2019 a vu la troisième édition de cet évènement se dérouler, et des centaines de personnes ont pu prendre part à ces visites d’intérieur, ayant parfois accès à des maisons ou hôtels privés, inaccessibles au public en temps normal. Cet article est donc le premier d’une série de quatre articles, qui relateront les visites que j’ai pu faire. 

Ce premier lieu, la maison Taelemans, localisée au n°70 rue Philippe le Bon (1000 – Bruxelles) est l’une de ces magnifiques maisons privées, ouverte exceptionnellement à l’occasion du BANAD (aucune des photos présentées dans cet article n’ont été prises par moi, les propriétaires interdisant la prise de photos de leur intérieur privé. Les sources de l’origine des photos sont listées en fin d’article.).

Nous voici donc devant la maison, et façade de prime abord assez simple… est-elle réellement Art Nouveau? C’est ce que nous allons voir.

Mais d’abord, un peu d’histoire.

Qui est Victor Taelemans?

Né en 1864 à Bruxelles, Victor Taelemans a étudié à l’académie des Beaux-Arts. C’est un architecte Art Nouveau, de la même génération d’ailleurs de Paul Hankar (1959-1901) et Victor Horta (1961-1947), qui l’ont tous deux influencé. L’architecte, mort en 1920, a signé plusieurs maisons dans le dit « quartier des Squares », alors en plein essor. La maison atelier qui est l’objet de cet article, construite en 1901, est d’ailleurs située dans ce quartier. La production de Taelemans est assez importante, avec plusieurs bâtiments particulièrement connus tels que la Villa Elisa, avenue Winston Churchill (Uccle), mais également à Saint-Gilles et dans le Pentagone. 

« Le quartier des Squares » 

Le quartier des Squares est situé au sein de la commune de Bruxelles-Ville, en bordure des commune de Saint-Josse et Schaerbeek. Depuis le Moyen-Âge, ce quartier appartenait d’ailleurs à la commune de Saint-Josse, et était essentiellement agricole – comprenant de nombreux champs et vignes -, le tout arrosé par la rivière Maelbeek, et par le grand étang de Saint-Josse – dont une partie reste aujourd’hui: l’étang du square Marie-Louise. Dans la deuxième moitié du 19ème siècle, la Ville de Bruxelles rachète ce territoire à la commune, de façon à relier son territoire au plateau de Linthout où sera construit l’ensemble du Cinquantenaire. L’objectif est de lotir ce territoire, pour en faire un nouveau quartier, dans une période d’extension démographique. C’est Gidéon Bordiau, architecte urbaniste, qui trace les grands axes du nouveau quartier, dont les plans sont approuvés vers 1880, selon les théories hygiénistes en vogue: le postulat est qu’il faut que la ville soit propre et belle pour rendre les habitants heureux. Ceci nécessite de supprimer les facteurs d’insalubrité: couvrir le Maelbeek, rétrécir l’étang, tracer de larges axes pour respirer, marcher, et créer des espaces vers – qui donneront plus tard le nom à ce quartier « des squares ».

1901: Taelemans s’installe rue Philippe Le Bon

C’est sa propre résidence et lieu de travail que Taelemans conçoit et construit entre 1901 et 1903. Le choix du quartier fait sens au vu du potentiel important de commandes généré par la vente des parcelles à bâtir, achetées par des bourgeois. Il s’installe sur un coin de rue: existe-t-il un endroit plus visible, pour une maison qui est avant tout une vitrine pour l’oeuvre de l’architecte ? La maison est composée d’un rez-de-chaussée professionnel, un étage social au premier, et un étage privé, pour la famille, au second étage. Taelemans et sa famille ne resteront dans cette maison que quelques années, déménageant en 1907 pour la rue Solvay (Ixelles), où il s’est fait construire une nouvelle maison-atelier, et où il restera jusqu’à son décès.

La maison après Taelemans

Passant de main en main, la maison connaîtra diverses transformations et dégradations. Elle est cependant classée en 1988. Elle est mise en vente dans les années 2010, et acquise par un couple italo-britannique passionné d’Art Nouveau, qui la rénove à l’aide d’un architecte italien entre 2011 et 2013.

Qu’est-ce donc que l’Art Nouveau?

L’Art Nouveau, c’est ce mouvement de renouveau de la production architecturale et artistique, qui vise à créer une rupture eu égards aux styles anciens (antique, gothique, renaissance, baroque, néo-classique, etc.). Il se développe à la fin du 19ème siècle, époque où le pastiche (la reproduction de ces styles anciens) est LA manière de faire de l’art. Bien que comportant diverses nuances par pays que je traiterai probablement un jour – le sujet est presque inépuisable! -, cette intention de rupture est commune à tous les artiste s’étant – ou non – réclamés de cette tendance. Désormais, l’art doit se baser sur autre chose que les styles du passé. Mais sur quoi?

Sur la nature, d’abord – à l’image de ce que Victor Horta, considéré en Belgique comme l’un des pères de l’Art Nouveau. Mais à côté du style sinueux, fait de courbes – le fameux « coup de fouet » – souvent inscrites dans le métal, mais aussi dans la pierre, une autre mouvance met davantage en avant des formes géométriques – annonçant quelque part l’évolution des modes artistiques vers l’Art Déco. Paul Hankar, l’autre grand maître belge, appartient justement à cette ligne plus stylisée, moins « premier degré » de la représentation de la nature.  A noter que l’Art Nouveau, notamment en Belgique, et en particulier chez Horta, est un art total, qui entend toucher tous les aspects de la décoration, de l’architecture au mobilier, en passant par les montants et tabliers de cheminées. Il est aussi présent dans la joaillerie, et les objets du quotidien, dont Van de Velde sera sûrement en Belgique le plus éminent représentant.

Voici quelques images de maisons et hôtels particuliers bruxellois particulièrement caractéristiques pour illustrer cette courte explication de ce qui n’est pas vraiment un style, mais plutôt une tendance:

Caractéristiques de la maison Taelemans 

En deux mots comme en cent, la maison Taelemans se rapproche davantage de l’approche de Hankar que de celle de Horta. Revenons sur certains éléments permettant de répondre à notre question: en quoi cette maison est-elle bien Art Nouveau?

La porte « toile d’araignée » est l’illustration parfaite du travail d’ébénisteries et de ferronnerie important dans les réalisations architecturales de l’époque. La porte s’inscrit dans un arc outrepassé, fréquent dans l’architecture Art Nouveau, notamment chez Hankar. Deux explications possibles à ce motif assez original:

  • l’influence du japonisme, qui met en avant de plus en plus d’insectes;
  • ou une mention anecdotique à l’araignée en tant qu’architecte de la nature.

La salle à manger comporte plusieurs éléments intéressants: des boiseries au plafond, rappelant le fameux « coup de fouet » mais davantage stylisé (géométrique), des fenêtres nombreuses et larges, avec des vitraux rappelant l’école de Glasgow (qui a largement contribué au développement de l’Art Nouveau en Ecosse, avec une influence large sur le reste de l’Europe), et une cheminée qui bien que simple en apparence, reprend également la fameuse « ligne en coup de fouet ». Cette salle était avant le bureau/atelier de l’architecte.

La cuisine actuelle, ancienne salle à manger, comporte une superbe fenêtre circulaire… mais la rénovation qui y a été faite est selon moi décevante car ne mettant pas cette caractéristique architecturale riche en valeur. L’îlot mis en place prend en effet tout l’espace de la pièce en coupant les arrondis d’une façon trop abrupte. 


De retour dans le hall, l’on peut observer que la mosaïque au sol est d’un style japonisant, des iris stylisés y étant représentés. Elle comporte en outre des lignes « en coup de fouet » à l’image de ce qui existe dans les autres pièces. Le radiateur, qui a peut-être servi de chauffe-plat, est en outre également remarquable.

La cage d’escalier, située au centre de la maison, est une vraie particularité en comparaison de ce qui se fait alors à Bruxelles: la maison n’est pas conçue sur un plan en enfilade, mais central, ce qui témoigne de la modernité de la construction.

Au premier étage, après avoir traversé l’ancien fumoir, on se retrouve dans la pièce de réception – aujourd’hui divisée en deux entre un salon et une chambre par une bibliothèque reprenant les codes du style de la maison. L’élément le plus marquant dans cette longue pièce, faisant initialement toute la façade, sont les fenêtres et vitraux, qui sont de styles très différents. Mélanger différents style dans une même pièce est en effet très inhabituel – même si cela est fait parfois à l’échelle d’une maison. Pour expliquer cette particularité, plusieurs hypothèses:

  • Dans un contexte de diversité intellectuelle et idéologique, notamment entre catholiques plus conservateurs et libéraux, ceci permet de dire que tout le monde est bienvenu chez l’architecte;
  • En outre, c’est une période d’affirmation politique de la Belgique comme Etat indépendant, ce qui suppose une recherche des origines du pays, dans les Pays-Bas notamment… d’où l’esthétique néo-renaissance flamande qui peut avoir cette symbolique;
  • Enfin, la pièce hétéroclite peut également être une démonstration de la capacité de l’architecte à mettre en oeuvre une grande variété de styles… et serait donc avant tout un « show-room ».

Pour terminer, la façade est également intéressante. De l’extérieur, à première vue, le caractère Art Nouveau de la maison semble peu visible. Une observation attentive permet cependant de retrouver divers détails, et notamment – encore ! – les fameuses lignes ondulées si caractéristiques… Anciennement, la façade comprenait des sgraffites, et, particularité encore: dans le grand rectangle situé en haut de la façade, était marouflée (collée) une toile peinte. Celle-ci, très endommagée par les intempéries – car par du tout faite pour cet usage – a été retrouvée dans la cave, et représentait un paysage naturel. On voit en outre à nouveau une diversité des styles de fenêtres.

Alors, Art Nouveau ou pas? 

Eh bien, la maison Taelemans, bien qu’à première vue pas aussi clairement Art Nouveau que des maison Saint-Cyr et autres hôtel Tassel, est un bel exemple d’une architecture Art Nouveau plus simple, moins ouvragée à première vue mais tout de même bien spécifique. Il faut noter la spécificité de cette maison qui est aussi une vitrine pour Taelemans, et qui donc se veut une démonstration de ses compétences autant que l’expression d’un style architectural.


Sources:

Illustrations: