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Je ne cache jamais mon bonheur face à une façade Art Nouveau. J’aime chercher les lignes en « coup de fouet », les fenêtres en forme d’arc outrepassé, les sgraffite sur une façade qui semble par ailleurs plutôt morne et qui vient l’illuminer comme un rayon de soleil en plein hiver. J’aime l’Art Nouveau pour cette fantaisie, ce plaisir de la courbe audacieuse, de la couleur retrouvée… J’aime celui de Hankar, et ses évolutions plus géométriques qui rappellent cette Sécession viennoise sans laquelle l’Art Déco n’aurait probablement pas existé. Mais le style de Horta me plait particulièrement, peut-être justement pour cette impression de puissance laissée au dessin, comme si le crayon suivait une ligne naturelle, belle parfois dans toute son irrégularité… 

Mais depuis que je vis à Schaerbeek, à quelques minutes du Square Ambiorix, il est une demeure qui attire tous mes regards – au détriment peut-être d’autres: la maison de l’artiste-peintre Georges de Saint-Cyr. En réalité, ce n’est pas de ce chef d’oeuvre que traite cet article… mais il est à l’origine d’une attraction inéluctable, pour moi, vers le style de Strauven. Et quoi de mieux pour en parler une première fois, que d’aborder la maison qu’il s’est construite au n° 28 de la rue Luther, à Bruxelles (1000)?

Maison de l’artiste-peintre Saint-Cyr
© gustavestrauven.brussels (APEB, 2015)

Qui est Gustave Strauven ?

Portrait de G. Strauven
https://gustavestrauven.brussels

Avant toute chose, qui est donc cet architecte de 24 ans, qui construit en 1904 cette maison simplement exceptionnelle ? Issu d’une famille très modeste, il naît à Schaerbeek en 1878, entre à l’école d’architecture de Saint-Luc de Schaerbeek à 14 ans, et en sort à 18. Il fait ensuite un stage chez Victor Horta – tiens donc ! -, qui travaille à l’époque sur l’hôtel Van Eetvelde et la Maison du Peuple, qui sont deux de ses réalisations les plus connues. La correspondance entre les deux hommes laisse entrevoir une entente entre le maître et l’apprenti, qui se développe comme excellent dessinateur. Après un stage en Suisse chez Chiodera et Tschudi, il revient à Bruxelles où il construit ses premières maisons, rue Joseph II, en 1898. Il restera actif jusqu’en 1914, où l’on perd sa trace.

Sur sa carrière de 16 ans, il construit, d’après les connaissances actuelles, 68 maisons, dont 57 sont à Bruxelles. Sur ces 57 maisons, 33 sont localisées à Schaerbeek où il a grandi et vécu une bonne partie de sa vie.

La maison Saint-Cyr, un chef d’oeuvre à imiter ?

1904. Strauven vient de construire la maison Saint-Cyr sur le square Ambiorix. Ce lieu, comme l’ensemble du quartier des Squares, que j’ai déjà abordé dans mon article sur la maison de Victor Taelemans, était très couru à l’époque. Or, Strauven n’a pas les moyens d’y acheter un terrain. C’est donc à proximité de se quartier qu’il va construire. A l’époque, la Ville de Bruxelles vend aux particuliers des parcelles de terrain qu’elle a racheté aux communes de Schaerbeek et Saint-Josse-ten-Noode afin de les lotir. Celle de Strauven est située sur le coin entre la rue Luther et la rue Calvin. Il choisit cependant de la diviser et de vendre la pointe afin d’avoir le budget nécessaire à la construction. Le terrain de Strauven a donc sur les plans d’urbanisme une forme, inhabituelle, de boomerang.

Avec quelques trois mètres de largeur de façade, et cet espace biscornu, Strauven a donc face à lui un beau défi. Ne disposant pas des moyens de Saint-Cyr, il va redoubler d’inventivité pour faire de cet espace une maison exceptionnelle bien que tout de même fort étriquée.

Façade avant
© SPRB-DMS (APEB, 2016)

Une façade ouverte sur l’intérieur et des matériaux divers

Strauven, influencé par l’architecture balnéaire, dessine une façade où les limites entre intérieur et extérieur sont gommées. On retrouve toute la spécificité de Strauven dans la diversité des matériaux choisis. On retrouve:

  • des briques jaunes et bleues, teintées dans la masse
  • des joints peints en jaune (ils sont bleus à la maison Saint-Cyr)
  • de la pierre blanche
  • du grès rose des Vosges (soubassement)
  • des ferronneries peintes en vert
  • des boiseries peintes soit en vert soit pour ce qui est de la rampe, en faux acajou

L’architecture est très lisible, dans son ensemble: des pilastres donnent une verticalité à la maison, verticalité qui rappelle par ailleurs le néogothique qui était, avec l’éclectisme, LE style de la fin du XIXème siècle (j’écrirai sûrement un jour sur le sujet, à ce stade, disons que l’architecture gothique est celle des cathédrales s’élevant en toute verticalité vers les Cieux). La façade est surtout un squelette, dans lequel Strauven joue à alterner les éléments: il met en place un système très caractéristique de « tiroirs »: certains morceaux de façade ressortent ou sont reculés de quelques centimètres, donnant à l’ensemble une sorte de « vibration » qu’on ne retrouve pas sur une façade classique, lisse.

Pas une « maison Saint-Cyr », mais…

Mais Strauven a de l’idée! Si l’on regarde la maison Saint-Cyr, on voit qu’il y a un jardinet, et une grille… Impossible à faire sur la parcelle de Strauven! Qu’à cela ne tienne, il repoussera la structure du rez-de-chaussée afin de créer une logia permettant à la fois de créer une grille, où il pourra exprimer tout son art de la ligne, et un escalier descendant vers l’entresol, comme il l’avait fait dans le jardinet de la maison Saint-Cyr. Quand l’on y réfléchit, c’est vraiment du génie.

Pour ce qui est des motifs de la grille en fonte, impossible encore une fois de faire du « sur mesure », faute de moyens. Strauven dessinera donc trois panneaux qui pourront être reproduits via le même moule. Trois modèles composent les motifs présentés ci-dessous. Créés pour cette maison particulière, ils seront ensuite repris dans de nombreux bâtiments construits par Strauven. 

Malgré la limite portée à l’exubérance du dessin par le budget limité du jeune architecte, Strauven parvient donc à proposer une façade réellement intéressante, et reprenant ses grands thèmes de travail: diversité des matériaux, cercle

Strauven, ce rebelle !

Cette maison est aussi celle de l’imprévu et de l’audace, celle d’un jeune architecte parfois peu regardant aux exigences administratives… Ses plans initiaux ont par exemple été refusés par les autorités au motif que la cour arrière (rue Calvin) ne répondait pas aux normes hygiénistes de l’époque ! Il dû donc reculer la façade arrière de la maison de 80 cm… après en avoir commencé la construction. Un sacré coup de canif, vu  la taille de la maison boomerang.

La façade arrière, vue aujourd’hui, comporte un garage, ajouté dans les années 50 à la place de la cour et de la cuisine; il a été gardé par le propriétaire actuel. L’alternance, en hauteur, de terrasse ainsi que la terrasse sur le toit sont des créations de l’architecte, moderne par sa volonté de verdir cette façade arrière.

Facade arrière
© gustavestrauven.brussels (APEB, 2016)

Histoire d’une restauration

Cet ajout d’un garage est le témoin du temps qui passe, qui fait changer jusqu’aux utilisations faites des espaces de vie… Entre 1905 et 2020, beaucoup a changé! Cependant, la volonté actuelle de maintenir, sauvegarder voire reconstruire le patrimoine architectural, n’a pas toujours existé. La maison, achetée en 1998 par l’actuel propriétaire, et classée seulement en 2004, a beaucoup souffert

  • la façade extérieure avait été recouverte de peinture blanche au latex, qui n’a d’ailleurs pu être enlevée de la pierre blanche (aujourd’hui recouverte d’une peinture beige proche de la teinte naturelle de la pierre);
  • les boiseries intérieures en acajou avaient partiellement disparu, notamment à cause du cloisonnement fait de l’espace en raison d’importants courants d’air causé par le simple vitrage (en partie d’origine!) des fenêtres;
  • des salles de bains avaient été rajoutées dans les anciens espaces de vie (Strauven ne prévoyait pas de salle de bain, bien qu’il y ait des WC à chaque étage dans ses plans);
  • le plancher jaspé (moucheté) était extrêmement usé;
  • un balcon avait été rajouté;
  • de nombreux éléments avaient été repeints dans de mauvaises couleurs, comme les grilles en noir, les châssis en rouge et en blanc…

Afin de remettre le bien en ordre, le propriétaire actuel a donc du faire de nombreuses recherches. Lui qui s’était passionné avant même l’achat de la maison pour le travail de Strauven a ainsi pu retrouver des images d’archives, et notamment les plans et élévations de la maison… à partir de là, un long travail de restauration a commencé. Les prélèvements ont été fait pour retrouver les couleurs d’origines. 

Une logette dessinée par Strauven… mais qu’il n’aura jamais connue

La façade comprend actuellement une logette, qui était présente dans les dessins originaux de l’architecte, mais qui n’avait jamais été construite. Le balcon moderne devant être retiré, un travail de restitution a été autorisé pour permettre au propriétaire de faire construire cette logette, telle que Strauven l’avait dessinée. Ce processus de restitution particulier, est une spécificité de ce bien, et témoigne de l’attention avec laquelle le propriétaire actuel a souhaité rendre hommage au travail de Strauven.

Un intérieur… néo-classique !?

En effet, l’intérieur de la maison est tout l’inverse de la façade: sobre et élégant, il propose des cheminées, dans chaque pièce, de style néo-classique, ainsi que des moulures (lambris et plafond) dans le même style.
La grande particularité du plan est cet escalier central, alors que l’habitude architecturale est, tout autour, de construire des maisons avec un escalier sur le côté, et trois pièces en enfilade.

Ce plan exceptionnel est encore plus particulier si l’on considère ces fameux 80 cm qui ont du être retirés de la construction: en effet, afin d’éviter que la salle à manger du bel étage ne soit trop petite, Strauven a du inverser le sens de son escalier afin de permettre de mettre la cheminée de la salle à manger sous les marches… Cela permet donc d’avoir un espace de la taille souhaitée initialement par Strauven. Mais les pièces du dessus montrent à quel point ces 80 cm auraient été nécessaires.  

Bon, il faut bien conclure quelque part…

Bien qu’il y ait encore des choses à dire sur la maison Strauven, sur la construction des étages, et notamment cette difficulté à créer un plan qui réponde aux exigences de la Ville, il faut que je conclue cet article, déjà trop long… Mais l’est-il vraiment? La vie et le travail de Strauven sont un sujet passionnant; parfois derrière le moindre détail se cache une vraie anecdote historique. L’on ne peut que regretter la méconnaissance du public de cet architecte pourtant prolifique, pour seulement 16 années de carrière… 

En fait, Strauven ne vivra jamais vraiment dans sa maison, qu’il mettra en location peu après sa construction. Il part rejoindre son frère Félix à Tournai et continue son travail jusqu’en 1914, où il disparaît, pour ne réapparaître qu’en 1916, à Nice, où il s’engage dans l’armée belge. Mobilisé en 17, il décède le 19 mars 1919. Architecte respectueux des corps de métier, passionné de son propre travail, quelque peu rebelle – ou allergique aux normes imposées par la Ville – il est l’un des représentant de cette deuxième vague de l’Art Nouveau belge que je trouve essentiel de connaître. En espérant que cet article vous donne envie de le découvrir!

Détail de la façade avant
© gustavestrauven.brussels (APEB)

Je vous invite à apprendre davantage sur Strauven et son oeuvre sur Bruxelles, Ville d’Architectes, excellente plateforme de l’ASBL Archistory, qui met en ligne toutes les informations disponibles, et notamment d’excellentes photos, sur des architectes appartenant au patrimoine bruxellois.

Sources des images: